jeudi 26 novembre 2015

La Troisième Colombe

aquarelle et collage, format 80/80 cm


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LA LÉGENDE DE LA TROISIÈME COLOMBE

Le Livre du commencement des temps raconte l’histoire de la première colombe et celle de la deuxième que le patriarche Noé envoyé comme messagère hors de l’arche lorsque les écluses du ciel se fermèrent et que les eaux des profondeurs tarirent. Pourtant le voyage et le destin de la troisième colombe, qui en a témoigné ? Le vaisseau salvateur qui renfermait en son sein toutes les espèces vivantes épargnées par le déluge avait échoué sur le sommet du mont Ararat et lorsque, du mât, le patriarche ne vit que flots et ondes, des eaux à l’infini, il lâcha une colombe, la première, pour qu’elle l’informe si quelque part on apercevait déjà la terre sous le ciel sans nuages.

La première colombe, selon le récit qui en est fait, s’éleva et déploya ses ailes. Elle vola vers l’est et vers l’ouest, mais l’eau était encore partout. Nulle part elle ne trouva de repos et peu à peu elle ressentit de la lassitude. Aussi retourna-t-elle au seul point ferme du monde, l’arche, et elle voltigea autour de l’embarcation qui reposait sur le sommet de la montagne jusqu’à ce que Noé tendît la main et la fît rentrer auprès de lui dans l’arche.

Il attendit encore sept jours, sept jours au cours desquels aucune pluie ne tomba et les eaux baissèrent, puis il prit une nouvelle colombe, la deuxième, et il l’envoya pour qu’elle lui rapporte des nouvelles. La colombe s’envola le matin et, lorsqu’elle revint vers le soir, elle portait dans son bec un rameau d’olivier, premier signe que la terre était délivrée. Noé reconnut ainsi que les cimes des arbres avaient déjà émergé et que l’épreuve était terminée.

Au bout de sept autres jours, il envoya de nouveau en reconnaissance une colombe, la troisième, et elle s’envola par le monde. Elle prit son envol le matin, mais ne rentra pas le soir ; jour après jour Noé attendit, elle ne revint pas. Le patriarche sut alors que la terre était libérée et que les eaux avaient baissé. Mais de la colombe, de la troisième colombe, il n’entendit plus parler à aucun moment, et l’humanité non plus, jamais jusqu’à nos jours sa légende ne fut révélée.

 

 Voici ce que furent en réalité le périple et le destin de la troisième colombe. À l’aube, elle s’était envolée de l’intérieur étouffant du navire, où les bêtes serrées les unes contre les autres grondaient dans la cohue au milieu du bruit confus des beuglements, des sifflements divers et des aboiements, elle avait quitté cet espace exigu pour les lointains infinis, l’obscurité pour la lumière. Alors qu’elle s’élevait dans l’air radieux, doucement parfumé par la pluie, voguèrent soudain autour d’elle la liberté et la grâce de l’immensité. Les profondeurs des eaux scintillaient, le vert des forêts resplendissait comme la mousse humide, des praires montait la vapeur blanche de l’aube et la fermentation des humus les imprégnait d’un odeur suave. Les cieux renvoyaient un éclat métallique, au faîte des montagnes le soleil levant se réfléchissait en aurores innombrables ; la mer brillait, sanglante, la terre florissante fumait, pareille à du sang chaud. C’était un spectacle divin que ce réveil et, le regard plein de félicité, la colombe se berçait en étendant ses ailes au-dessus du monde empourpré ; elle survola pays et mers et devint peu à peu monde empourpré ; elle survola pays cet mers et devint peu à peu en rêve, elle aussi, un rêve qui se balançait. Ainsi que Dieu lui-même, elle fut la première à voir la terre libérée et cette vision était infinie. Elle avait depuis longtemps oublié Noé, le vieillard à barbe blanche et l’arche, et sa mission, oublié depuis longtemps qu’il lui fallait rentrer. Car le monde était devenu désormais sa patrie et el ciel sa véritable demeure.

 Et ainsi la troisième colombe, messagère infidèle du patriarche, survola le monde vide, plus loin, toujours plus loin, portée par l’ouragan de son bonheur, par les vents de son impatience bienheureuse, elle vola plus loin, toujours plus loin, jusqu’au moment où ses ailes se firent lourdes et son plumage de plomb. La terre l’attirait à elle de toutes ses forces, ses ailes lasses s’affaissaient toujours davantage, frôlant déjà les cimes des arbres humides, et le soir du deuxième jour elle se laissa enfin tomber dans la profondeur d’une forêt qui, comme tout le reste, était encore sans nom en ce commencement des temps. Elle s’abrita au sein d’un fourré et se reposa de son voyage à travers les airs. Des ramilles la recouvrirent, le vent l’endormit, il faisait frais le jour parmi les branchages et chaud dans la nuit dans ce logis boisé. Elle oublia bientôt cieux et vents, ainsi que l’appel des lointains, la voûte verte l’enveloppait et le temps s’écoula sur elle sans compter.

C’était une forêt de notre monde tout proche dans laquelle la colombe égarée avait élu domicile, mais aucun être humain ne s’y trouvait encore, et dans cette solitude elle se transforma elle-même peu à peu en rêve. Elle avait fait son nid dans l’obscurité, dans la nuit verte, et les années passèrent sur elle, et la mort l’oublia, car tous les animaux, un de chaque espèce, qui ont vu le monde des débuts, avant le déluge, ne peuvent pas mourir et aucun chasseur ne peut rien contre eux. Ils nichent, invisibles, dans les replis inexplorés du manteau terrestre, comme cette colombe dans les profondeurs de la forêt. Parfois, certes, elle pressentait la présence des hommes, un coup de feu retentissait, répercuté au centuple par les vertes parois, des bûcherons cognaient contre les troncs, à en faire vibrer les ténèbres alentour, le rire léger des amoureux enlacés dans les branchages et le chant des enfants, à la recherche des baies, résonnait grêle et lointain. La colombe enfouie dans ce tissu de feuilles et de rêve entendait parfois ces voix venues du monde, mais elle les écoutait sans peur et restait dans son obscurité.

Un jour pourtant, en ce temps-là, la forêt tout entière se mit à gronder, et il y eut des bruits de tonnerre, comme si la terre se fendait en deux. Des masses noires, métalliques, traversaient l’air en sifflant et, là où elles tombaient, la terre éclatait, épouvantée, et les arbres se brisaient comme des fétus de paille. Des hommes en vêtements de différentes couleurs se jetaient la mort à la face et les lissaient du sol en direction des nuages, suivis par le tonnerre ; on eût dit que la terre voulait sauter jusqu’au ciel ou le ciel s’abattre sur la terre. La colombe fut tirée de son rêve. La mort, la destruction étaient au-dessus d’elle ; comme les eaux jadis, le feu se propageait maintenant à travers le monde. D’un mouvement brusque elle déploya ses ailes et prit son envol dans un bruissement, à la recherche d’un autre asile que cette forêt en train de s’effondrer : d’un lieu de paix.

Elle s’éleva dans les airs et survola notre monde pour trouver la paix, mais partout où elle allait, c’étaient ces éclairs, ce tonnerre humain, partout c’était la guerre. Un mer de feu et de sang submergeait la terre comme autrefois, c’était un nouveau déluge ; et elle traversa à la hâte nos pays afin de découvrir un endroit où se reposer et de rejoindre ensuite le patriarche pour lui apporter le rameau d’olivier de l’espoir. Mais elle n’en trouva pas en ces jours-là ; les flots de la destruction, de plus en plus hauts, recouvraient l’humanité ; l’incendie… continuait à dévorer notre monde, toujours plus loin. Aujourd’hui encore elle n’a pas rencontré le repos, non plus que l’humanité la paix, et il lui est interdit de rentrer avant, de se reposer pour l’éternité.

Personne ne l’a vue de nos jours, la colombe mythique égarée, à la recherche de la paix, pourtant elle volette au-dessus de nos têtes, inquiète et déjà si lasse. Parfois, la nuit seulement, lorsqu’on se réveille en sursaut, on entend un bruissement là-haut dans les airs, une course précipitée dans l’obscurité, un vol tourmenté et une fuite désemparée. Sur ses ailes flottent toutes nos pensées sombres, dans sa peur palpitent tous nos désirs ; et celle qui plane, tremblante, entre ciel et terre, la colombe égarée, c’est notre propre destin qu’elle annonce maintenant, messagère infidèle d’autrefois, au père primitif de l’humanité. Et à nouveau, comme il y a des milliers d’années, un monde attend que quelqu’un étende la main et reconnaisse que l’épreuve a été suffisante.

Stefan Zweig
LA LÉGENDE DE LA TROISIÈME COLOMBE

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